Première Béatitude

Bienheureux les pauvres en esprit, le royaume des cieux est à eux

Dieu seul est bienheureux. Mais une communion à la béatitude nous est accessible si nous devenons semblables à Dieu. Imiter Dieu est impossible; cependant certaines propriétés divines sont proposées aux hommes de telle manière que, s‘ils le veulent, ils puissent les atteindre par imitation. Quelles propriétés ? Il me semble que le Verbe appelle “pauvreté dans l‘esprit” la disposition d‘une âme volontairement humble et son renoncement; et l‘Apôtre nous donne en exemple la pauvreté de Dieu quand il dit : “Alors qu‘il était riche il s‘est fait pauvre pour nous, afin que nous soyons enrichis par sa pauvreté” (2 Co 8,9).

Tout ce que l‘on sait de la nature divine dépasse la mesure humaine, mais l‘humilité convient à notre nature, puisque nous sommes faits d‘humus et redeviendrons humus. Donc, si tu imites Dieu par cette attitude qui n‘est pas étrangère à ta nature, et que tu peux certainement réaliser, tu as revêtu par là même une forme bienheureuse. Et personne ne doit penser que ce soit chose minime et facile : au contraire ! Parmi tout ce que peut faire la vertu, rien n‘est aussi laborieux que l‘humilité. Pourquoi ? Pendant que l‘homme dormait, après avoir reçu la bonne semence, l‘ivraie de l‘orgueil semée par l‘ennemi a enfoncé dans notre vie ses racines. Cet ennemi, qui est lui-même tombé, a entraîné dans la ruine commune le malheureux genre humain; et parmi tous les maux de notre nature, le pire est la maladie engendrée par l‘orgueil. Donc, parce que ce vice est inné dans tous les participants de la nature humaine, notre Seigneur commence l‘exposé des Béatitudes en le rejetant comme le mal primordial; et il nous appelle à l‘imiter, Lui qui spontanément se fit pauvre et qui est vraiment Bienheureux. Nous pouvons l‘imiter dans une certaine mesure si nous suivons sa pauvreté volontairement : alors nous obtiendrons aussi une communion à sa béatitude, et elle nous sera propre, à nous aussi. “Ayez en vous, dit l‘Apôtre, les sentiments du Christ Jésus : Lui qui était Dieu par nature, il prit la nature de l‘esclave” (Ph 2,5-7).

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Deuxième Béatitude

Bienheureux les doux, ils posséderont la terre.
 

Les Béatitudes me semblent présentées dans un ordre ascendant : la première nous soulève vers la deuxième, la deuxième vers la troisième, de manière à gagner enfin le sommet. Par une conséquence qui est pour ainsi dire nécessaire à l‘esprit, le degré suivant nous saisit quand nous sommes sur le précédent.

Qu‘est-ce que la douceur ? Ce n‘est pas la lenteur ni la nonchalance, car le Cantique célèbre la rapidité de l‘Époux, bondissant de montagne en colline. La douceur est une disposition de l’âme qui s’oppose à une excessive impétuosité – car notre nature va trop vite, quand il s’agit de mal faire…

Un peu comme le feu, qui monte toujours, la vertu de douceur ne perd rien de son mouvement ascendant si quelque obstacle veut l‘entraîner dans une autre direction. C’est pourquoi elle est bienheureuse. Tranquille et impassible quand le mal se présente, elle témoigne d’un mouvement vers les choses d‘en haut.
Si tu exclus de ton cœur l‘orgueil, l’occasion ne se présentera pas d‘y voir naître le vice de la colère. Car la cause de la colère – qui est une infirmité – est l‘injure et l‘ignominie; or il n’est pas ému par l’ignominie, celui qui gouverne son âme par le renoncement.

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Troisième Béatitude

Bienheureux ceux qui pleurent, ils seront consolés.
Nous ne sommes pas encore au sommet de la montagne, mais nous avons déjà franchi deux contreforts, si nous accédons à la bienheureuse pauvreté et à la douceur qui lui est encore supérieure. Le Verbe nous appelle plus haut : “Bienheureux ceux qui pleurent.” Ils n‘ont pas envie de rire, ceux qui regardent le monde et ses rires, le monde qui dans ses paroles se gausse du Verbe. Les vrais malheureux sont ceux dont la vie est exempte de difficultés, de maladies, d‘obstacles. Efforçons-nous de scruter les richesses enfouies dans cette sentence: “Bienheureux ceux qui pleurent.” D‘après saint Paul, il y a une tristesse qui est mondaine et une tristesse qui est selon Dieu. Comment ne pas juger bienheureux ce trouble de l‘âme qui aperçoit le mal et le déplore ? Comme un médecin se réjouit quand un membre malade recommence à sentir la douleur – car cela prouve qu‘il revit – ainsi arrive-t-il que des hommes perdent le sens du péché, mais que la grâce de Dieu le leur rende par le sens de la douleur et le deuil de la pénitence… Mais il me semble que le Verbe veut dire quelque chose d‘encore plus profond. Car il est des hommes dont toute la vie fut recommandable. Seront-ils donc en dehors de la béatitude ? Absurdité ! Qu‘est-ce que le deuil ? C‘est, dans l‘âme, une manière d‘être et de sentir, venant de la privation d‘une chose que l‘on désire. Cette définition du deuil humain nous met sur la voie : quel est le deuil bienheureux qui obtient la consolation ? De même qu‘un aveugle par accident souffre beaucoup plus de son infirmité qu‘un aveugle-né, celui qui a pu apercevoir le vrai Bien et considère ensuite la misère de l‘humaine nature s‘en afflige comme d‘une calamité, et juge que l‘état présent est un deuil. Ce n‘est donc pas la tristesse, que le Verbe déclare bienheureuse, c‘est la connaissance du Bien et la douleur de ce qu‘on cherche. Mais comment le connaître ? Plus nous ‘croirons’ en ce Bien excellent, plus nous nous affligerons de n‘en avoir qu‘un commencement de connaissance. …Et si nous pensons que l‘homme, avant le péché, était façonné à l‘image de Dieu, comment ne pas gémir de la pénurie présente ?

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Quatrième Béatitude

Bienheureux ceux qui ont soif de la justice, ils seront rassasiés.
Si nous recherchons de quoi le Seigneur lui-même a faim et soif alors nous comprendrons la grandeur de cette béatitude : “Ma nourriture, dit-il, est de faire la volonté de mon Père.” Or la volonté du Père c‘est que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité… Ayons donc faim de notre salut, ayons soif de la volonté divine qui est de nous sauver. Celui qui désire cette justice de Dieu a trouvé ce qui est vraiment désirable, et qui contentera à la fois notre faim et notre soif sans jamais nous lasser… Car le grand saint Paul, qui goûta aux fruits secrets du paradis, avoue qu‘il fut comblé de ce qu‘il désirait, puisqu‘il dit : “Le Christ vit en moi”; et cependant, comme s‘il avait toujours faim il aspire toujours à ce qui vient ensuite, puisqu‘il dit : “Je cours, pour arriver et saisir.”

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Cinquième Béatitude

Bienheureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde.

 

En maint passage de l‘Écriture, la miséricorde est attribuée à Dieu. À quoi t‘exhortes donc cette béatitude, sinon devenir “comme Dieu”…

Dès le premier regard, nous voyons que la béatitude des miséricordieux invite à la charité fraternelle. La miséricorde est comme une tristesse volontaire, inspirée par la souffrance d’autrui. Ou encore la miséricorde, c’est de s‘assimiler avec amour à ceux qui souffrent. De même que la cruauté vient de la haine, la miséricorde naît de l’amour. Si quelqu‘un cherche à être pleinement miséricordieux, il découvrira cette tension et cette véhémence de l‘amour qui se mélange d’un sentiment de tristesse… Et si quelqu’un, par manque de ressources, ne peut venir effectivement en aide à son prochain, un tel mouvement de son âme suffit : dans son impuissance il n’est nullement inférieur à celui qui démontre sa volonté par des œuvres…

Le juste jugement de Dieu lui-même s’apparente à notre sentiment spontané : “Venez, bénis !” dira-t-il aux miséricordieux. Car on récolte ce qu’on a semé, et il ne peut en être autrement.

 

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Sixième Béatitude

Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu.

“Dieu, personne ne l‘a vu” (Jn 1,18)… La promesse de voir Dieu dépasse toute béatitude. Dans l‘Écriture, voir c‘est posséder. Celui qui voit Dieu a obtenu tous les biens que l‘on peut concevoir…

Mais pour voir Dieu comment purifier ton cœur ? Tu peux l‘apprendre dans toute la doctrine de l‘Évangile. Si tu parcours tous ses enseignements les uns après les autres, tu y trouveras le remède certain qui purifie le cœur…

O hommes, en qui se trouve une avidité de contempler le Bien : quand vous entendez dire que la divine Majesté et l‘ineffable Beauté ne se peuvent percevoir, ne désespérez pas, comme s‘il était impossible de voir ce que vous désirez. Il existe en toi un mode de contempler Dieu : car Celui qui t‘a formé a pour ainsi dire “inessentié, consusbstantié et incorporé” à ta nature ce Bien. À ta fabrication, à ta constitution, Dieu a imprimé et informé des ressemblances et des imitations de Sa propre nature, comme on imprime sur la cire un sceau gravé. Comme il arrive au fer quand on l‘a débarrassé de la rouille en l‘aiguisant contre la pierre et que, noir l‘instant d‘avant, il brille en face du soleil et reproduit sur lui-même des lueurs et des éclairs, ainsi l‘homme intérieur, que le Seigneur appelle “le cœur”. Quand il aura rejeté la couche de rouille qui s‘était accumulée sur sa forme par une moisissure mauvaise, il reprendra la ressemblance de son archétype, et il sera bon. Car évidemment, ce qui est semblable au Bon est bon.

Alors, celui qui se voit lui-même voit en lui ce qu‘il désire, et ainsi “le cœur pur” devient bienheureux : car regardant vers sa propre pureté, il voit l‘archétype dans l‘image.

Comme, en effet, ceux qui voient le soleil dans un miroir sans tendre leurs regards vers le ciel, voient le soleil dans la lumière du miroir tout autant que ceux qui regardent directement le disque même du soleil, ainsi en sera-t-il pour vous, dit le Seigneur : sans doute, vous êtes impuissants à regarder en face la Lumière : mais si vous revenez à cette grâce de l‘Image qui fut déposée en vous au commencement, vous possédez en vous ce que vous cherchiez : car la pureté, la paix de l‘âme (apatheia), l‘éloignement de tout mal, c‘est la divinité. Si donc ces choses sont en toi, Dieu est en toi.

Quand donc ta raison, en toi, est pure de tout mal, libre des passions, et entièrement étrangère à toute souillure, tu es bienheureux de ta vision aiguë : car ce qui est invisible aux non purifiés, une fois purifié tu le comprends. Une fois écarté le brouillard charnel des yeux de l‘âme, tu vois clairement dans l‘atmosphère sereine du cœur le spectacle béatifiant. Mais ce spectacle, quel est-il ? Pureté, sainteté, simplicité, toutes ces fulgurances de la nature divine à travers lesquelles on voit Dieu.

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Septième Béatitude

Bienheureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu.

 

Le pacifique, c‘est celui qui procure la paix à autrui. Or, nul ne peut procurer ce qu‘il ne possède pas lui-même. Le Seigneur veut donc que toi, le premier, tu sois rempli des biens de la paix; et qu‘ensuite tu les donnes à ceux qui en manquent.

Qu‘est-ce que la paix ? C‘est une disposition de bienfaisance mutuelle, avec dilection.

De même que la lumière chasse les ténèbres, ainsi, dès qu‘apparaît la paix, toutes les difficultés sont résolues. Celui qui ramène des hommes à l‘amitié et à la concorde ne fait-il pas une œuvre vraiment divine ? C‘est pourquoi le pacifique est appelé “fils de Dieu”.

Et si tout, dans les Béatitudes, est sacré, plus encore que “voir Dieu”, devenir “fils de Dieu” c‘est pénétrer dans le Saint des Saints. Le don surpasse l‘espérance, comme la grâce la nature.

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes

Huitième Béatitude

Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice, le royaume des cieux est à eux.
 
Pourquoi sont-ils persécutés, et par qui ? Nous pensons tout de suite aux martyrs sur le stade : c’est la course de la foi. Les persécuteurs poursuivent, mais ne rejoignent pas. Le Seigneur est le bien suprême, c’est vers lui que tend le coureur en souffrant la persécution; et il est bienheureux, parce que l’ennemi le fait courir plus vite. Courons, et non en vain ! Notre course se dirige vers la récompense de notre vocation céleste. Qu’obtiendrons-nous ? Quel est le prix et quelle couronne ? Rien d’autre que le Seigneur lui-même. Réjouissons-nous donc quand les persécuteurs nous chassent loin des joies de la terre : le Seigneur a promis que les persécutés posséderont le Royaume des cieux… C’est le degré le plus haut, la fin des combats divins et des périls supportés pour Dieu.
Grégoire de Nysse : Les Béatitudes