Histoire vivante des moines racontée à mes enfants

La Pierre-qui-Vire et sa postérité (1850-2022)

Benoît (6 ans), Thérèse (10 ans), Pierre (15 ans) et Sophie (17 ans) entourent leur père, qui leur brosse à grands traits la fondation et le développement de la seconde branche de la vie bénédictine en France.

La Pierre-qui-Vire et sa postérité (1850-2022)

Pierre — En dehors de Solesmes, y a-t-il eu une autre grande fondation monastique ?

Le père — Oui, celle réalisée par l’abbé Jean-Baptiste Muard (1809-1854), ancien curé du diocèse de Sens, qui s’établit à La Pierre-qui-Vire à l’été 1850.

Sophie — Était-ce un intellectuel comme Dom Guéranger ?

Le père — Pas du tout. Plutôt un missionnaire. Sa passion n’était pas la liturgie, mais l’apostolat diocésain. À 34 ans, il avait institué à Pontigny la Société des Prêtres Auxiliaires, destinée aux missions diocésaines, première réalisation de son dessein. Mais il continua à chercher une formule de vie qui aille le plus loin possible dans la pauvreté, l’humilité et le dépouillement. En 1848, avec deux premiers compagnons, il part pour Rome dans ce but. Des touristes lui indiquent la grotte de Subiaco où a vécu saint Benoît ; il y rencontre le Père Abbé Dom de Fazy, qui lui fait méditer la règle bénédictine. Il est immédiatement conquis. Revenu en France, il fait son noviciat à Aiguebelle, où vivent deux cent cinquante trappistes, sous la conduite de Dom Orcise. Modèle d’humilité, admiré par les trappistes, le Père Muard répète à ses compagnons : «Il faut que nous nous formions bien ici à la vie religieuse, qui est presque toute dans l’obéissance et la fidélité à la Règle.» La Règle, lue sans aucun commentaire et prise dans son sens obvie, est devenue son guide, le moyen de mener ce dont il a toujours rêvé : «une vie humble, pauvre et mortifiée, la plus apte à procurer le salut des âmes…» Dom de Fazy l’a aussi convaincu de la nécessité des études pour les moines.

Thérèse — Et ils s’installent à la Pierre-qui-Vire ?

Le père — Oui. C’est alors une solitude forestière sauvage. Ils y mènent une vie d’étude, de prière, de travail et de pénitence rigoureuse, qui doit, dans la pensée du Père Muard, combattre efficacement l’ignorance religieuse, le sensualisme, l’esprit d’indépendance et d’orgueil du siècle. Et, de fait, les missions paroissiales des bénédictins prêcheurs remportent de magnifiques succès…

Pierre — Mais tu as laissé entendre que le Père Muard était mort peu de temps après.

Le père — Oui, en 1854 à l’âge de 44 ans : épuisé par les macérations et les travaux apostoliques. Ses dernières paroles sont des paroles d’amour qui le décrivent tout à fait : «Oh ! mon Dieu, que de grâces vous m’avez faites et, moi, je n’ai rien fait pour vous… Je veux vous aimer, je veux vous aimer…»

Sophie — Comment la communauté a-t-elle pu survivre à la mort si précoce de son fondateur ?

Le père — Cela a été très difficile. Mais l’élan donné était tel que le monastère a pu être érigé en abbaye dès 1859. Cependant les Constitutions du Père Muard n’ont jamais été approuvées par Rome : l’abstinence qu’elles préconisaient était jugée trop héroïque. Le nouveau supérieur, Dom Bernard Moreau, adhère alors à la Congrégation cassinaise afin de greffer le jeune rameau de la Pierre-qui-Vire sur le vieil arbre bénédictin.

Benoît — Y a-t-il eu beaucoup d’entrées au monastère ?

Le père — Oui, un nombre surprenant : prêtres ou laïcs ! Diverses fondations ont donc dû être entreprises (la province française compte 200 moines en 2020), plusieurs à l’étranger, même en Afrique ou au Vietnam (la province vietnamienne compte 300 moines)… Il faudrait encore vous parler des saints abbés qui ont donné à la Pierre-qui-Vire un grand rayonnement au xxe siècle, notamment Dom Placide de Roton, mort à 43 ans.

Thérèse — Quelle est la principale fondation de la Pierre-qui-Vire ?

Le père — En Calcat, due à Dom Romain Banquet (1840-1929). Le 29 janvier 1883, Jésus avait montré à une de ses filles spirituelles, Marie Cronier, jeune personne très équilibrée (1857-1937), le plan d’une «œuvre nouvelle». But unique : «former des âmes intérieures». «Pour moyen, l’oraison, la vie recueillie qui leur apprendra à se dépouiller joyeusement, à être humbles, mortifiées, à monter de degré en degré jusqu’à l’union complète avec Dieu.»

Pierre — Cela n’a pas dû être facile !

Le père — Non, mais en 1890, Dom Romain s’établit sur son domaine familial d’En Calcat, tandis que des jeunes filles attirées par le rayonnement de Marie se groupent autour d’elle. Leur petite communauté s’installe près du monastère que les moines bâtissent et, pendant les quarante années de son gouvernement, Mère Marie Cronier s’efforce de réaliser le programme fixé par Jésus : former des âmes intérieures.

Après la guerre, les vocations affluent. Les dix années qui suivent restent dans les mémoires comme une période de grande vitalité et de convictions affermies : solennité de la liturgie, formation théologique thomiste et observance stricte. La vie monastique prend la priorité sur les ministères extérieurs, auxquels certains pères sont encore délégués. Silence, oraison et office divin enracinent les moines dans la vie intérieure. C’est dans ce contexte que le jeune Gérard Calvet entre à Madiran, fondation d’En Calcat. Il deviendra un jour, sans le chercher, le fondateur du Barroux…