Histoire vivante des moines racontée à mes enfants

Benoît (6 ans), Thérèse (10 ans), Pierre (15 ans) et Sophie (17 ans) entourent leur père, qui leur raconte la restauration de la vie bénédictine en France par Dom Guéranger (1833-1875).
Solesmes et sa postérité (1833-2022)
Thérèse — Tu nous as dit que tous les moines noirs avaient disparu à la Révolution…
Le père — Oui, et ils ne sont réapparus qu’après 43 ans, en juillet 1833, sous la forme d’une petite poignée de jeunes prêtres du Mans dans l’ancien prieuré mauriste de Solesmes, pleins d’enthousiasme et d’illusions !
Benoît — Qui était leur chef ?
Le père — L’abbé Prosper Guéranger, alors âgé de 27 ans !
Sophie — C’est bien jeune pour se lancer dans une si folle aventure !
Le père — Il paraissait encore plus jeune que son âge avec sa tête bouclée et ses bonnes joues. Mais quelle puissance de travail intellectuel chez ce passionné des Pères de l’Église, qui avait complété ses études de séminaire par une frénésie de lecture.
Sophie — Pas très prudent !
Le père — De fait, une anémie cérébrale l’invita à plus de mesure…
Pierre — Mais qu’est-ce qui l’a orienté vers la vie monastique ?
Le père — Je pense que c’est surtout son sens profond de l’Église universelle, qui se traduit dans son amour de la liturgie. Dès son ordination, il avait reçu la permission d’utiliser le bréviaire et le missel romains, que les liturgies gallicanes avaient supplantés en France. Pour ce jeune prêtre, la liturgie romaine fut une révélation. Il y retrouvait toute la spiritualité des Pères de l’Église. Ce combattant acharné de toutes les bonnes causes (on le surnommait d’ailleurs « Dom Guerroyer ») était un mystique…
Pierre — Quel était son rêve pour Solesmes ?
Le père — En faire un foyer de prière chorale et d’études ecclésiastiques pour défendre la liturgie et les doctrines romaines. Homme de Tradition, passionné par l’Antiquité chrétienne, il voulait une liturgie célébrée dans la pleine intelligence de ses mystères. La société laïcisée à rechristianiser pourrait ainsi y retrouver le sens de la prière.
Sophie — Que fit-il pour cela ?
Le père — Il pria et il écrivit. Des milliers de pages… Ses livres les plus populaires furent Les Institutions liturgiques et L’Année liturgique. Ces œuvres originales eurent une diffusion considérable : chacun des 15 volumes de L’Année liturgique eut plusieurs éditions. Rien qu’en France, 500 000 exemplaires furent vendus de 1841 à 1901. Dom Guéranger obtint ainsi le retour des diocèses de France à la liturgie romaine.
Pierre — Je suppose qu’il eut encore d’autres combats ?
Le père — Oui, notamment pour la définition des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’infaillibilité pontificale (1854 et 1870). D’où une notoriété de premier plan qui assura à son monastère une prospérité lente mais solide, traduite par deux fondations : Ligugé (1853) et Marseille (Ganagobie aujourd’hui). Sans compter l’abbaye de moniales de Sainte-Cécile à Solesmes sous la houlette d’une grande abbesse, Mère Cécile Bruyère († 1909). Ainsi la congrégation de France était née. En presque deux siècles, elle se développa et engloba une vingtaine de monastères, certains situés au Nouveau Monde (600 moines en 2022).
Pierre — Sur quels principes s’organisa-t-elle ?
Le père — Dom Guéranger voulut un retour à la Règle : « C’est par la Règle de saint Benoît que nous serons bénédictins », aimait-il à répéter. Pour mieux suivre la Règle, il voulut l’abbatiat à vie et restaura l’autonomie des maisons, ce qui permit d’y développer un esprit de famille. Et enfin, il revint à une vue plus équilibrée sur les études. Les premières constitutions prévoyaient que les Pères qui y étaient destinés devraient y consacrer sept heures par jour !
Sophie — Ouf ! C’est toujours dangereux de faire chauffer les cervelles !
Le père — Oui. Et d’ailleurs, cela n’empêcha pas Dom Guéranger de promouvoir les études dans deux directions : le chant et l’érudition.
Thérèse — Pourquoi le chant ?
Le père — Le chant liturgique était très dégradé. La toute première étape de restauration fut d’inculquer aux moines le respect du texte chanté en demandant un effort de prononciation, d’accentuation et de phrasé. Puis l’Abbé chargea deux moines de collationner les manuscrits de plain-chant dans les bibliothèques d’Europe. Dom Pothier publia ainsi en 1883 une édition du Graduel (les pièces grégoriennes de la messe). Son œuvre fut attaquée. Pour la défendre, Dom Mocquereau créa la collection de la Paléographie musicale (édition critique des manuscrits anciens en fac-similé). Grâce à lui, la cause de la restauration du chant grégorien ne cessa de gagner du terrain.
Pierre — Rome appuya-t-elle ce travail ?
Le père — Oui, en 1903, saint Pie X publia un motu proprio sur la musique sacrée Tra le Sollecitudini, qui décidait que le grégorien devait être rétabli dans les fonctions du culte. Je ne peux tout vous raconter. Sachez seulement que Solesmes rayonna surtout grâce à Dom Gajard, maître de chœur pendant 56 ans. Il porta le chant des moines à sa perfection.
Pierre — Et l’érudition ?
Le père — Il serait trop long de vous en parler. Mais les initiatives des moines ont été très nombreuses et fructueuses, notamment par de nouvelles éditions des Pères et des auteurs spirituels.
Thérèse — Fontgombault ne fait-il pas partie des fondations de Solesmes ?
Le père — Bien vu, Thérèse ! Après la guerre, en 1948, Solesmes était surpeuplée. Pas moins de 120 moines ! C’est ainsi qu’on décida d’agrandir les locaux et d’envoyer 23 moines restaurer l’ancienne abbaye bénédictine de Fontgombault. L’insistance fut mise sur la dimension liturgique et contemplative de la vie bénédictine. Les travaux agricoles furent favorisés. Une grande unité régna (et règne toujours) dans la communauté. Malgré les turbulences postconciliaires, les vocations restèrent abondantes et amenèrent à faire 5 fondations, dont 3 pendant le long abbatiat de Dom Antoine Forgeot.
Pierre — Une congrégation de 20 monastères fondée par des prêtres sans expérience… C’est à peine croyable !
Le père — Quand Dieu veut quelque chose, il se joue des difficultés. Il sait alors susciter les instruments dont il a besoin.