L’humilité


Pour ce mois de septembre, nous vous proposons un texte sur l’humilité, écrit par dom Gérard, pour les oblats du monastère.
« Il faut qu’il croisse, et que je diminue. »
Après notre entretien sur la prière, je voudrais aujourd’hui vous parler de l’humilité. Vous savez la place centrale que notre bienheureux Père lui assigne dans la Règle. Il m’est difficile d’en parler, mais je le fais avec simplicité comme lorsqu’il me faut commenter la Règle devant les frères assemblés au chapitre. Il m’est difficile d’en parler, parce qu’il faut sans cesse remonter le courant des idées toutes faites. L’humilité n’est pas ce que l’on croit. Elle n’est pas un repli ou une récession, elle est une aventure. Elle consiste à creuser en nous l’espace permet- tant à la grâce de nous envahir. Je dis qu’elle est une aventure parce qu’on n’achève jamais de creuser cette cavité de l’âme ou plutôt cet abîme dont la profondeur mesure la plénitude. On peut dire sans crainte de se tromper qu’elle est la sainteté en creux : tant vaut l’humilité, tant vaut la sainteté. Peu estimée aux yeux du monde, l’humilité est précieuse aux regards de Dieu et de ses saints. Elle est l’avant-garde généreuse qui précède l’invasion de la grâce. Mais, pour élargir cet espace de l’âme, on ne sait jamais quel chemin prendra l’humilité. Ce creusement de l’âme est chose si mystérieuse que la main de l’homme n’y suffit pas; il faut parfois que s’en mêle la main de Dieu, douloureuse et sainte. Mais le Seigneur, infiniment respectueux de notre liberté, n’entre pas en notre âme par effraction. Son respect allant pour ainsi dire jusqu’à la timidité, il s’arrête sur le seuil dès qu’il la voit encombrée, obstruée par le monstrueux orgueil d’une créature qui se préfère à son Créateur, attachée misérablement à son jugement et à son amour-propre.
On distinguera deux aspects essentiels de la vertu d’humilité. D’abord l’humilité de la créature qui se sait et se veut reliée à son Créateur, dépendante de la cause qui l’a produite, humilité qui est un consentement aux dispositions de la Providence. On trouve une image de cette humilité dans les constellations, parfaitement soumises à la main qui en règle l’harmonie; c’est l’humilité des saisons soumises au temps, celle des créatures soumises à l’instinct. Comprise en ce sens, l’humilité est le secret des civilisations, elle sauve l’homme de la démesure, lui enseigne les règles de l’agir moral et de la vie en société. Le génie de saint Benoît fut d’avoir assumé cette sagesse antique, mais en la dépassant. Car il existe une autre forme, plus mystérieuse, de l’humilité : contemplant la face sanglante du Fils de Dieu, couverte de crachats, l’âme s’élance à la rencontre de la folie de l’amour divin, dont elle veut partager les souffrances et les humiliations.
C’est surtout cette forme d’humilité qui trace la ligne de démarcation entre les religions naturelles de l’Antiquité et le christianisme. Au point que le mot a changé de sens lorsqu’il est entré dans le vocabulaire chrétien; jadis humilitas ne désignait que la bassesse, le ras de terre de la condition servile. Sur les lèvres du Maître, l’humilité acquiert soudain ses lettres de noblesse : Jésus en fait la preuve même du crédit qu’on doit accorder à son enseignement : « Apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur. » Ne peut enseigner que celui qui se laisse traverser par la lumière divine et la transmet sans altération.
L’humilité des saints n’admet pas les alliages douteux du rationalisme ou l’exaltation du moi. Gardien d’un culte intérieur rendu à Dieu seul, elle s’interpose douce et implacable face aux ambitions des hommes, fussent- elles empreintes de noblesse. Voici ce que dit Charles Péguy :
« Ce qu’il y a d’honneur humain, on pourrait presque dire de stoïcien, on pourrait presque dire dans cette religion de l’honneur qu’était la chevalerie, les lois et les faits, la loi et le geste et l’attitude de chevalerie, ne s’accordait pas toujours avec une religion qui a mis l’orgueil en tête des péchés capitaux, qui a fait de l’humilité plus peut-être qu’une vertu, son mode même et son rythme, son goût secret, son attitude extérieure et profonde, charnelle et spirituelle, sa posture, ses mœurs, son expérience perpétuelle, presque son être. »
Sans doute y avait-il chez les stoïciens une préfiguration, une pierre d’attente de l’humilité chrétienne, qui leur faisait penser et dire de belles choses. Ainsi Marc-Aurèle : « Le destin conduit celui qui accepte et entraîne de force celui qui résiste. » Il est émouvant, ce consentement aux lois du destin : pour les anciens c’était la seule attitude capable de repousser la tentation de la démesure. Mais l’humilité chrétienne dépasse les exigences de l’humaine sagesse et ouvre l’âme aux communications de la vie divine : n’être rien pour que Dieu soit tout.
Pour le postulant qui frappe à la porte d’un monastère, il y a déjà tout un travail à faire de maîtrise de soi et de bienséance, dont hélas ! les modernes ont perdu le secret. Ensuite, il y a l’apprentissage de l’humilité, de la mortification et du détachement, et c’est là que l’aventure commence. « Ah! me disait un novice, si l’on pouvait laisser son moi au vestiaire, avec les habits séculiers ! » Ce jeune homme généreux qui fait ses premiers pas dans la vie monastique est encore bourré d’illusions, doué d’un cœur inconstant et charnel, tout occupé à se plaire. Dès la première observation, quelle tempête ! La nature se rebelle, revendique très haut : « Me faire ça, à moi ! » La formation durera longtemps. Croyez-le, ce n’est pas trop de toute une vie pour apprendre à n’être rien. Mais celui qui ne se retourne pas après avoir mis la main à la charrue, celui qui ne craint pas de se lancer dans les eaux profondes de l’humilité, parviendra aux rivages de la paix intérieure. Voici ce qu’en dit dom Romain :
« L’humilité équilibre et pacifie l’âme. Elle donne un merveilleux instinct de la vérité… Elle est en même temps une maîtresse exquise pour maintenir fermement le langage dans la mesure, la convenance, le ton et le tact, qui montre que celui qui parle a écouté dans son cœur la sagesse éternelle avant d’ouvrir la bouche pour exprimer ses pensées. » (Dom Romain, Commentaire sur la Règle.)
L’humilité est une aventure, elle est une éducation de l’âme; elle est aussi un mystère. La sagesse des nations peut apporter un grand perfectionnement de la vie en société mais, n’étant pas en relation avec l’Amour, elle ne dépasse pas les exigences de la raison. Pour comprendre le prix infini de la grâce, il faut regarder son crucifix. Voilà le grand livre où l’on apprend la vraie humilité, celle qui est en relation avec la grandeur de Dieu et avec la folie de l’amour divin. Saint Benoît, héritier de l’art de vivre et de la sagesse des anciens, enseigne d’abord à l’homme sa nécessaire dépendance envers Dieu, envers les lois du cosmos, envers la communauté des hommes. Mais il y a une telle puissance de révolte dans le cœur humain, que notre saint patriarche lui apprend en outre à regarder le Seigneur crucifié. Seule la vision de l’Ecce Homo, cette vision d’un Dieu sanglant et humilié dressé au centre de l’histoire humaine, est capable de déloger les monstres d’orgueil tapis au fond le plus secret de l’âme. Alors celle-ci accède à la liberté de l’amour, qui est le but même de sa vocation.